ROBERT MALLET-STEVENS & L’UNION DES ARTISTES MODERNES
Seconde partie

Le Salon d’Automne
Couturier renommé, Paul Poiret habille le Tout-Paris depuis la création de sa maison en 1903. L’histoire aura retenu le caractère audacieux de ses créations, dont l’étonnant costume d’Irma Vep, personnage de femme fatale du film muet Les Vampires de Louis Feuillade, sorti en 1915. Il est le premier créateur de mode à imaginer un « parfum de couturier ». Mais Poiret est aussi réputé pour les fêtes costumées fastueuses qu’il donne dans son hôtel particulier de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, où sont conviés des centaines d’invités au nombre desquels figure Robert Mallet-Stevens.
C’est en partie grâce au soutien du couturier que Robert Mallet-Stevens est reconnu comme une figure montante du style moderne lors de la réouverture du Salon d'Automne de Paris en 1919. Édition charnière à l’occasion de laquelle le peintre Francis Picabia présente le mouvement dada au public français avec l’écrivain et poète roumain Tristan Tzara. Le Salon d'Automne se distingue d’autres grands évènements artistiques par son avant-gardisme et sa pluridisciplinarité. On lui reconnaît d’avoir lancé deux grands courants de l'art moderne : le fauvisme en 1905, puis le cubisme en 1911.
Lors de l’édition 1922 du Salon d'Automne, qui met en avant de grands noms de l’architecture et de la décoration, dont Pierre Chareau, Jean Lurçat et René Lalique, Robert Mallet-Stevens expose une maquette très remarquée de pavillon pour l’Aéro-club de France. Un succès qui participe au véritable lancement de sa carrière. Cette même année voit la publication d’Une Cité moderne aux éditions Massin, un portfolio de 32 dessins sur un projet de ville idéale où l’on décèle l’influence du Palais Stoclet, mais aussi d’architectes tels que Tony Garnier, avec sa Cité industrielle.

Entre 1921 à 1923, Robert Mallet-Stevens entreprend la construction de la villa de son ami Paul Poiret à Mézy-sur-Seine, projet arrêté suite à la faillite du couturier. Architecte des millionnaires de son époque, il travaille presque exclusivement pour des clients privés et fortunés. Son unique commande publique aura été la réalisation d’une caserne de pompiers à Paris, en 1936. Contrairement à Le Corbusier, Robert Mallet-Stevens ne réalisera pas d’habitat collectif comme la Cité radieuse à Marseille, mais concevra la très chic rue Mallet-Stevens dans le XVIe arrondissement parisien.
Dorénavant, les projets s’enchaînent, conduisant Mallet-Stevens à encore épurer son style ce qu’autorise l’avancée des techniques de construction. Le ciment et le béton armé permettent ainsi la création de structures autoportantes, qui libèrent les espaces intérieurs et ouvrent de nouveaux volumes. Qu’il s’agisse de d’immeubles de rapport, d’usines, de villas ou de boutiques, l’architecte s’essaie à de nombreux exercices qui lui rappellent, à chaque fois, l’évidente nécessité d’harmoniser le contenu et le contenant, en éliminant les éléments décoratifs inutiles et superflus.

La villa Noailles
En 1923, le vicomte Charles de Noailles et son épouse Marie-Laure de Noailles lui commandent le projet de la villa Noailles à Hyères. Un défi pour le jeune architecte qui répond à la demande de ce riche couple de mécènes parisiens aux idées d’avant-garde. Dans sa correspondance avec l'architecte, Charles de Noailles précise qu’il ne pourrait supporter quoi que ce soit dans cette maison qui n’ait un but seulement architectural ou décoratif. Ajoutant que sa recherche porte sur une maison infiniment pratique et simple, où chaque chose serait combinée du seul point de vue de l'utilité.
Reprenant les principes du Palais Stoclet déjà évoqué, le mobilier et la décoration intérieure y jouent un rôle essentiel. Il est fait appel à la fine fleur de l’avant-garde créative, dont Francis Jourdain, Eileen Gray, Georges Bourgeois dit Djo-Bourgeois et Pierre Legrain, qui se trouvent chacun en charge de différents espaces ou mobiliers. L’architecte néerlandais Sybold van Ravesteyn, membre du mouvement De Stijl, réalise des meubles en bois et métal peints de couleurs primaires. Charlotte Perriand conçoit une table de jeu pliante et Sonia Delaunay crée des « tissus simultanés ».
Pour sa piscine, Mallet-Stevens crée le « Fauteuil Transat », en tube de tôle laquée et toile, l'un des tout premiers meubles modernes à structure métallique. Pierre Chareau réalise un lit suspendu pour sa terrasse, elle-même isolée par des parois de ferronneries escamotables dessinées par Jean Prouvé et agrémentée de chaises Wassily en tubes d'acier de Marcel Breuer. On y trouve des luminaires de Jean Perzel, des ferronneries de Claudius Linossier, des vitraux de Louis Barillet, des sculptures d'Henri Laurens, de Constantin Brancusi, d’Alberto Giacometti et de Jacques Lipchitz, ou encore des tableaux de Braque et de Mondrian.
Une débauche de créativité sans pareille qui en fait un symbole de l’architecture moderne, reconnu dans le monde entier. Longtemps abandonnée, la villa Noailles est depuis devenue un centre d’art contemporain tourné vers la jeune création (mode, design, photographie, architecture d’intérieur). Outre une exposition permanente sur l’histoire de ses illustres commanditaires, elle propose des galeries permanentes, ainsi que deux festivals devenus de véritables tremplins pour les jeunes artistes internationaux : le Festival international de la mode et de la photographie et Design Parade Hyères, créé en 2006.

Où il est question du 7ème art
Mais l’investissement créatif de Robert Mallet-Stevens ne se limite pas à la seule architecture. Depuis le début de la décennie 1920, il se partage entre l’architecture, la création de meubles et les décors de films. Un divertissement populaire qu’il perçoit non seulement comme un art à part entière, mais aussi comme la convergence de nombreuses formes artistiques, dans la droite lignée du fameux concept d’« art total ». Depuis l’écriture dramatique jusqu’à la comédie, la photographie et la musique, depuis la réalisation de costumes jusqu’à la création de décors qu’il pratique lui-même.
Mallet-Stevens rejoint Le Club des amis du septième art lancé en 1921 par l’écrivain franco-italien Ricciotto Canudo, auteur d’écrits théoriques et critiques, connu pour avoir inventé le terme « 7ème art ». Un lieu de rencontre fréquenté par de nombreux talents, parmi lesquels Jean Cocteau et Igor Stravinsky, Blaise Cendrars, Fernand Léger ou encore l’écrivain autrichien Stefan Zweig. Le club publie La Gazette des sept arts, qui fait la part belle à l’art contemporain sous toutes ses formes, dont une rubrique sur l’architecture signée par Robert Mallet-Stevens.
Il réalise dix-huit décors de films entre 1920 et 1929, dont les plus reconnus sont ceux du film L’Inhumaine (1924), en collaboration avec Paul Poiret pour les costumes, Pierre Chareau pour le mobilier et le peintre Fernand Léger. Le film fait scandale à sa sortie, menant sa production à la faillite, mais n’en reste pas moins considéré comme un chef-d’œuvre du cinéma muet. Son réalisateur Marcel L’Herbier déclarera : « Nous voulions que ce soit une sorte de résumé provisoire de tout ce qu'était la recherche plastique en France, deux ans avant l'exposition des Arts décoratifs. »

Arts décoratifs et industriels modernes
L’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes se tient à Paris entre les mois d’avril à d’octobre 1925, aux abords des Grand et Petit Palais, ainsi que sur l’esplanade des Invalides. Elle regroupe des pavillons représentant les principales régions de France, mais aussi de grandes nations invitées. C’est un immense succès populaire. Quatre mille personnes assistent à son inauguration, le 28 avril. Des milliers de visiteurs se pressent chaque jour dans ses allées durant les six mois que dure l’exposition.
Le peintre Charles Dufresne, cofondateur du Salon des Tuileries, en dira : « L’art de 1900 fut l’art du domaine de la fantaisie, celui de 1925 est du domaine de la raison ». Mallet-Stevens réalise le pavillon du tourisme de cette manifestation avec son campanile de 36 mètres de hauteur, qui fera école dans le monde entier. Mais n’en provoque pas moins un scandale par des arbres cubistes en ciment armé conçus avec les sculpteurs Jean et Joël Martel. « Je voudrais savoir qui a accolé ces deux mots : arts et décoratif, c’est une monstruosité » s’exclame l’architecte Auguste Perret.


Entre 1926 à 1934, il réalise plusieurs hôtels particuliers bordant la rue Mallet-Stevens à Paris, commandité par le riche homme d’affaires Daniel Dreyfus. L’hôtel des frères Martel, dont l’architecture, l’aménagement et la décoration sont assurés par Francis Jourdain, Charlotte Perriand et Gabriel Guevrekian, ainsi que le sien propre qui accueille son cabinet d'architecte et pour lequel il conçoit lui-même un mobilier de métal laqué. La séquence homogène du lotissement, déployé sur le modèle des villas parisiennes, constitue l’une de ses oeuvres majeures, au service d’une modernité fonctionnelle, rationnelle et universelle.
L’Union des artistes modernes (UAM)
Avec le succès, les polémiques se font toujours plus vives. Exclu de la délégation française au second congrès international d'architecture moderne qui se tient à Francfort en 1929, Robert Mallet-Stevens co-fonde, la même année, l’Union des artistes modernes. Sous le début de sa présidence, le comité directeur de l’UAM réunit la décoratrice Hélène Henry, l’architecte-décorateur René Herbst, le peintre et décorateur Francis Jourdain et le bijoutier Raymond Templier.
Parmi les autres membres fondateurs de ce projet, on retrouve les sculpteurs Jean et Joël Martel, l’architecte et décoratrice Charlotte Perriand, le maître-verrier Louis Barillet, le tapissier Jean Burkhalter et le sculpteur, peintre et décorateur Gustave Miklos. Ces créateurs seront ensuite rejoints par de nombreux autres artistes, parmi lesquels on peut citer le peintre Fernand Léger, l’architecte Le Corbusier, l’architecte et décorateur Jean Prouvé, le dessinateur publicitaire Jean Carlu, l’architecte et décoratrice irlandaise Eileen Gray, l’artiste-peintre Sonia Delaunay ou encore l’architecte et décorateur Pierre Chareau.
Tous les métiers artistiques de la décoration se trouvent ainsi représentés au sein de l’Union des artistes modernes, avec pour volonté affichée d’améliorer le cadre de vie de leurs contemporains grâce aux apports de la modernité et de l’ère industrielle. Ce qui n’exclue pas, bien au contraire, une dimension sociale. Ses membres ayant à coeur que leurs productions, issues de la collaboration entre artistes et artisans, soient de qualité, produites en série et accessibles au plus grand nombre par la pratique de tarifs abordables. Une posture qui tranche avec les préceptes élitistes de l’Art déco, réservé aux classes supérieures et fortunées.

La villa Cavrois
En 1929, l'industriel du textile et des laines Paul Cavrois décide de faire bâtir une demeure pour sa famille à Croix, en périphérie de Roubaix. Il choisit d’en confier la réalisation à Robert Mallet-Stevens, qu’il a rencontré à Paris lors de l'exposition des Arts Décoratifs de 1925, en lui laissent une entière liberté de création, à condition de respecter le budget alloué. Considérée comme le chef-d’œuvre de l’architecte, la villa Cavrois est pensée pour une famille de neuf personnes, dont sept enfants. Elle présente 2 400 m2 habitables, une hauteur sous-plafond de plus de 6 mètres et 1 000 m2 de terrasses sur trois étages et sous-sol.
Fidèle à ses principes, Mallet-Stevens conçoit la villa comme une œuvre d’art totale et représente l’aboutissement de ses préoccupations tant esthétiques que techniques. Selon les propres mots de Mallet-Stevens : « Le vrai luxe, c’est vivre dans un cadre lumineux, gai, largement aéré, bien chauffé, avec le moins de gestes inutiles et le minimum de serviteurs. » Le choix des matériaux, aussi modernes que luxueux (béton armé, marbres et bois précieux) fait écho à la hiérarchisation des espaces. Tout y est réfléchi en termes de simplicité, de fonctionnalité et d’adaptation aux besoins de ses habitants.
L’édifice offre ainsi occupants un grand nombre d'équipements particulièrement rares à cette période, comme la distribution d'eau chaude et froide. L'électricité y occupe une place nouvelle, chaque pièce disposant d'un haut-parleur de TSF et d'une horloge électrique intégrée aux murs, jusqu’aux appareils téléphonique, présents dans toutes les pièces. L'éclairage fait également l'objet d'un soin particulier. Aidé par l'ingénieur et éclairagiste André Salomon, Mallet-Stevens invente un système d’éclairage indirect qui s'intègre à l’architecture, de manière à obtenir une lumière uniforme proche de la lumière naturelle.
Ainsi qu’il s’en explique : « Construire ce n'est plus seulement monter quatre murs qui portent des planchers (…), c'est utiliser au mieux le béton armé, le chauffage central, les ascenseurs, le téléphone, les appareils ménagers et sanitaires, la climatisation, l'évacuation des ordures, les parois insonores, les enduits imperméables, l'étanchéité des terrasses, les sources électriques, la ventilation naturelle, l’ensoleillement des locaux même au nord, l'éclairage indirect ou encore l'acoustique. »
Ce projet lui donnera, pour la première fois, l’occasion de concevoir seul l’ameublement de la propriété. Comme de nombreux architectes d’avant-garde de sa génération, Mallet-Stevens s’est intéressé à la création de mobilier. Un domaine qu’il a le plus souvent abordé en collaboration avec d’autres architectes et décorateurs, comme ce fut le cas de manière répétée avec Pierre Chareau, notamment au cinéma pour le film L'Inhumaine de Marcel L'Herbier ou sur le chantier de la villa Noailles. La villa Cavrois lui offre enfin l’opportunité d’approfondir ses réflexions propres sur le mobilier moderne et sa résonance avec l’architecture.

Troisième partie, à suivre : Les années 1930 et la Grande Dépression, Robert Mallet-Stevens à l'école des beaux-arts de Lille, la Seconde Guerre mondiale et la reconstruction, suite et fin de l’Union des artistes modernes, l’héritage de Robert Mallet-Stevens
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